Le bâton que tenait Julien lui servant
de canne était aussi tordu et vrillé que son propre corps. Le
temps, les frimas n’avaient épargnés ni l’un ni l’autre. C’était
à la fin de l’hiver. Un vent glacial tournoyait enrobant l’immense silhouette
du Puy-de-Dôme puis vint s’étaler sur la plaine de Laschamp tel
un monstre rugissant faisant vaciller le vieil homme. Il marchait à pas
lents et lourds luttant contre le souffle de la bête. Sa vieille cape
noire virevoltait tel un mouchoir et ses cheveux blancs hirsutes lui donnait
l’air de sortir directement d’un livre très ancien. Il venait du petit
village de Ceyssat et passant par le Col de la Moreno ses pas l’avaient amené
au bord de cette plaine immense, au pied de ce volcan éteint . D’aucun
disent de celui-ci, encore aujourd’hui, qu’il pourrait se réveiller et
créer bien des déboires aux habitants de la grande ville située
sur le parcours des vents dominants. Que faisait-il ce vieil homme perdu au
milieu de nulle part dans la nuit qui devenait de plus en plus profonde ?
Il semblait être guidé par son bâton et par des souvenirs
lointains, tête baissée les yeux rivés au sol boueux.
Quand il était jeune, Julien était un homme vif et costaud , d’allure
altière, son regard bleu et ses cheveux noirs comme du charbon
lui avait valu bien des conquêtes féminines. A vingt-huit ans il
battait la campagne par monts et par vaux dit-on et l’Auvergne n’en manque pas.
Du Cantal aux Combrailles en passant par le Cézallier il avait pour métier
d’offrir ses bras vigoureux à qui voudrait l’embaucher pour la saison
pendant la fenaison ou à l’approche de l’hiver pour couper le bois. Rien
n’était insurmontable pour lui tant sa force physique était impressionnante.
Il trouvait du travail dans n’importe qu’elle ferme et n’avait que l’embarras
du choix mais se plaisait à rester là ou les repas étaient
mieux servis et la soupe abondante. La qualité et l’accueil des fermiers
jouait pour beaucoup dans ses choix car c’était un gars dont le cœur
ne pouvait se passer de ces humbles attentions distillées par certains
fermiers ou plutôt certaines fermières devrais-je dire. Il
s’arrêtait là ou son cœur lui
disait de s’arrêter. C’est ainsi qu’un jour il connu Lisette, fille d’un
fermier rustre mais sympathique qui avait pris Julien en affection et
le considérait comme son propre fils. Chaque année à la
même date Julien s’arrangeait pour ne pas rater le rendez-vous avec le
père Roger comme il se plaisait à le nommer. C’était pour
lui l’assurance d’un travail bien rémunéré et d’une bonne
soupe chaude chaque soir servie par celle dont les yeux pétillaient de
bien être et d’admiration quand elle croisait le regard de Julien. Il
y avait quelque chose dans l’air quand ils se trouvaient dans la même
pièce. Julien faignant de ne pas la voir, les yeux dans sa soupe, son
esprit, lui, ne se gênait pas. Toutes ses pensées accompagnaient
cet être délicieux qu’il avait pourtant vu grandir au fur des années.
Lisette était une belle fille
à présent et commençait à causer bien des soucis
à Père Roger qui prenait de plus en plus conscience qu’un trésor
était sous son toit et épiait toute personne susceptible de le
dérober. Biensur Julien en faisait partie, mais paradoxalement c’était
le seul en qui il avait confiance. Il n’était en rien semblable à
ses frustes qui, en un rien de temps, auraient collés leur regard
sur les jupes de Lisette sans pouvoir sans détacher. Elle était
un peu boulotte mais cette rondeur lui conférait encore plus de charme.
Ses yeux gris-verts ronds et larges subjuguaient par leur beauté . Quand
elle souriait son visage devenait lumière faisant apparaître des
dents blanches bien alignées et remonter ses pommettes écarlates.
Ses cheveux longs et blonds mal coiffés se déversaient de part
et d’autre de son visage d’ange surmonté d’une frange inégalement
taillée. Cela lui donnait une allure sauvageonne. Elle était d’une
taille moyenne. Julien avait remarqué qu’elle lui arrivait à hauteur
du menton lui qui était un peu plus grand que la moyenne. Lisette se
plaisait parfois à l’approcher quand il était dans les champs
sous le soleil ardent elle venait lui apporter à boire. La fourche à
la main il s’arrêtait net de travailler laissant suspendue dans les airs
cette touffe de foin dont il n’en avait plus rien à faire ! Car
quand il la voyait il restait comme paralysé par le bonheur qui l’envahissait.
Il n’osait pas se l’avouer et malgré maintes réticences de son
égo mal placé il en vain un jour à l’abdication totale
de son auto-censure. C’est ainsi qu’il compris que l’amour était en lui
comme le sang dans ses veines. Quand il réalisa cela il prit peur car
jamais un sentiment d’une telle force n’avait pris place dans l’ensemble de
son corps. Lui qui l’avait vu grandir adolescente puis jeune femme à
présent, seul restait cet amer sentiment de culpabilité par rapport
à Père Roger qui n’avait cesse que de chasser les gueux et prétendants
de toutes sortes. De son côté Lisette s’étonnait elle aussi
de l’effet grandissant que lui faisait Julien. Un simple regard croisé,
une toute petite seconde au fond de ses yeux la faisait rougir comme un coquelicot
si bien que consciente du phénomène elle évitait soigneusement
son regard en présence de son père et préférait
baisser les yeux. Tout au fond d’elle même elle le trouvait si beau ,
si attachant, si doux que son cœur ne résistait pas à un échange
de regards prolongé. C’était comme si son corps parlait pour elle,
ses mains tremblaient parfois quand elle posait le bol de soupe devant Julien. Le simple frôlement
de cet homme qu’elle connaissait pourtant depuis des années la décontenançait..
Pour ne pas trahir ses impulsions inexplicables elle finit par ne plus servir
à table près de Julien. Elle servait du côté de son
père qui était assis en face puis faisait glisser le bol à
Julien qui ayant compris instinctivement tendait ses longs bras pour le
saisir sans lever les yeux ou alors simplement pour fixer le patron Père
Roger. Un simple merci des plus neutres sortait de sa bouche, lui qui aurait
voulu s’esclaffer : « Merci , ma belle Lisette, merci, merci
pour tout ce que tu es, je t’aime, je ne sais pas pourquoi mais je t’aime plus
que tout ! Cette soupe je vais la boire comme si elle venait du ciel, c’est
toi que je vais boire , ton corps, ton âme, merci ma belle..!« …Père
Roger qui n'était pas né lors du dernier orage finit par se douter
qu'ils n’étaient pas indifférents l’un à l’autre. Il y
a des choses dites qui ne le sont pas et des choses non dites qui le sont. Mais
d’une manière étonnante cela ne l’incommodait pas , car c’était
Julien , son Julien. Il eut même un semblant de rictus involontaire une
soir en voyant Julien plonger dans son assiette quand apparut Lisette pour servir.
Plus elle approchait, plus il disparaissait dans sa soupe, lui qui se
tenait droit d’habitude ne devenait que l’ombre de lui même quand elle
apparaissait dans la pièce. Roger décida de laisser faire. Il
se souvint alors comment il avait connu et aimé sa tendre épouse
qui devait lui donner ce bel enfant. Il n’aurait pas voulu que son propre père
ou qui que ce soit fasse obstacle à cet amour d’antan. Sa souffrance
aurait été insupportable tout comme le fut la disparition de sa
femme prématurément . Sa plaie restait encore béante et
ne se fermerait qu’avec le couvercle de son cercueil pensait-il… Il ne voulait
pas faire subir à Julien ce qu’il ne voulut pas qu’on lui fit. Père
Roger contrairement à certains "rabougreux" de la campagne
avait une très haute estime de l’amour, pour y avoir goûté
lui-même. Son apparence austère , de chêne brut, il n’en
possédait pas moins à l’intérieur un cœur gros comme une
patate. C’était son expression favorite : « j’en ai
gros sur la patate aujourd’hui ! « Cela voulait dire :
« j’ai bien travaillé , je suis très fatigué
« , c’était sa façon à lui de détourner
l’attention tout en évacuant la profonde peine qui le rongerait jusqu’à
la fin de ses jours.. Seule sa fille était capable de saisir ce double
sens subtil. Sa patate à lui s’était son cœur et quand il l’évoquait
Lisette savait qu’il avait pensé très fort à sa mère
disparue depuis déjà dix ans. Peu à peu Julien et Lisette
avec la bénédiction inavouée de Père Roger en vinrent
à se retrouver seuls quelques fois à la tombée du jour
juste après le souper . Devant la ferme près du puits dans une
semi-obscurité propice à tous les aveux. C’était là
pour tous les deux un moment d’extrême bonheur qu’ils se plurent à
renouveler de plus en plus, puis quotidiennement. Cela devint un rite. Roger
les voyait faire depuis la fenêtre de sa cuisine et c’est là qu'il
en avait « très gros sur la patate ». Sa femme
lui manquait et la retrouvait en Lisette alors que dans cet homme maladroit
et courbé de timidité il y voyait sa propre image. Un soir devant
ce spectacle attachant , derrière les carreaux poussiéreux quand
Julien pris timidement la main de Lisette une larme coula sur sa joue et il
la laissa couler le long de ses rides jusqu’au bout du menton ou elle se perdit
dans sa barbe de cinq jours.
Dehors les jeunes , comme il les appelaient, de plus en plus proches chaque
jour. Puis un soir à l’heure rituelle il ne les vit plus près
du puits. Julien et Lisette d’un commun accord avaient décidés
de ne plus s’exposer de la sorte devant la maison car ils savaient jusqu’ou
pouvait aller leur attirance mutuelle. Il était sûr que de Manson
à St Genès, d’Orcine à La Font de l’arbre que la nouvelle
se répandrait très vite.
Un matin d’orage alors que Père
Roger mena ses bêtes à la foire aux bestiaux de La Rodade à
Montferrand, Julien prétexta une blessure au pied droit pour ne pas l’accompagner
comme il le faisait d’habitude. Lisette était seule à la maison
et préparait déjà le dîner quand dans le cadre de
la porte de la cuisine Julien apparut ( ne boitant plus ! ).
__ Lisette
.. ! viens je dois te dire quelque chose … !
Elle ne fut qu’à peine étonnée
et devinait ou espérait depuis longtemps ce qu’il avait à lui
dire , ce serait sans doute quelque chose de beau de tendre… Elle retira les
casseroles du feu de la cuisinière à bois, s’essuya les mains
sur son tablier de maîtresse de maison qu’elle jeta à travers la
pièce. Julien la prit par la main et ils sortirent ensemble loin de la
ferme. Sur la route de Manson une petite promenade était propice aux
genres d’aveux auxquels Lisette s’attendait. Julien avait tout prévu,
tout calculé et la tirant par la main, sûr d’être seuls,
perdus dans l’immense plaine de Laschamp à l’ombre de la chaîne
des Puys il lui fit une déclaration d’amour des plus romantiques, des
plus fougueuses et des plus sincères que la Chaine des Puys eut jamais
entendu.
Il faisait très beau, le soleil piquait les visages et un léger
vent d’ouest faisait danser la belle chevelure de Lisette. Tout était
réuni pour que la déclaration d’amour fut emprunte du plus pur
romantisme qui soit. Après avoir cueilli quelques fleurs des champs il
s’agenouilla devant elle et lui tendit son bouquet de fleurs sauvages en lui
disant avec une accentuation profonde :
__Lisette,
je t’aime… « puis il ajouta « Je t’aime plus que tout
au monde, plus que le ciel et la terre et que les volcans en soient témoins
, je t’aimerais jusqu’à la fin de ma vie et même au-delà
… » Les mots sortaient les uns accrochés aux autres, ce discours
là n’était pas calculé, écrit , appris par cœur,
il sortait des entrailles d’une être profondément amoureux comme
la lave trop longtemps contenue dans l’antre d’un volcan.
__Je t’aime tant Lisette que mon cœur explose quand je te vois et qu’il saigne quand il ne te voit pas, je jure devant le ciel, la terre et le feu de t’aimer jusqu’à la fin des temps. La vie de l’Univers n’est rien à côté
du temps que j’aimerais passer auprès de toi. Tu es mon soleil, réchauffe
moi mon amour, toujours réchauffe moi…. Je t’aime tant !… »
A ces mots Lisette embrassa les mains tremblantes de Julien puis s’agenouilla
d’elle même dans la grande prairie immense et belle. La gorge nouée
par cette déclaration si profonde, si romantique, si irréelle,
Lisette ne put que lâcher un maigre :
___ Moi aussi… ! … je t’aime … « Avant de fondre en larmes dans
les bras de son bien aimé.
Les deux amoureux restèrent ainsi longtemps agenouillés collés
l’un à l’autre pleurant de bonheur et s’embrassant passionnément
, tendrement. Il prit entre ses deux grandes mains le visage de sa bien-aimée
et le couvrit de baisers tendres sur le front, le nez , la bouche , les joues
pas un millimètre carré de son visage n’y échappa . Lisette
ne put que tendre les lèvres en fermant les yeux. La chaleur du soleil
qui venait frapper directement son visage le rendait écarlate ainsi que
les baisers fous de son amoureux. Ils finirent par .......
(le texte étant trop long pour le forum je le coupe en deux)
texte protégé intégral Frédéric Gomez
tiré du site:
http://www.capella1.com/st_aubin.htm